C’est rare qu’on leur demande de faire quoi que ce soit le matin ― si Anatole et Émile ont un taux de productivité très variable à toute période de la journée, il y a des moments à éviter. Il est surtout rare qu’on leur demande de se déplacer le matin et pire encore, de vraiment travailler. De parler à quelqu'un.

À vrai dire, ça ne fait plaisir à personne qu’ils soient les deux envoyés pour prendre la déposition de la députée Amala Klausmann, et Wolf a enchaîné tellement d’instructions au téléphone qu’Émile en a perdu le fil autour de l’injonction à se coiffer. Pas qu’il l’écoutait spécialement non plus, occupé à gérer la tresse de Max (elle a demandé un truc à cinq brins et c’est plus difficile à accomplir qu’une année de fac en droit), mais ça semble sérieux. Sérieux, et force est de constater, ils sont les seuls disponibles ce matin pour s’occuper de la situation. Justement parce qu’on ne leur demande jamais rien, le matin. Damned they be !

Un petit remake de Rapides et Dangereux plus tard afin de déposer Max au camp de jour, plus un demi café partagé tant bien que mal, ils sont sur place. Physiquement, du moins.

Ses lunettes étoiles sur le nez, un épi désespérément rebelle sur le crâne, Émile écoute la députée raconter son histoire en bref, avec un ton directif qui lui rappelle celui de son frère aîné lorsqu’il est agacé à son endroit ― la majorité du temps, donc. Il hoche un peu la tête, affiche un sourire de Mona Lisa, se dit qu’il prendrait bien un café, trace une petite fleur sur son calepin de notes (aquamarine, le crayon de bois)(non, il ne sait toujours pas où sont ses stylos). « En effet, il semble y avoir eu du saccage », confirme l’inspecteur en regardant la pièce. Pour le reste… c’est bien le but de l’enquête, de vérifier si quoi que ce soit est vraiment arrivé, et si ce n’est pas le fait de la députée elle-même. « Je m’occupe de la déposition, dit-il à Anatole. C’est toujours plus facile s’il est celui à se sacrifier pour la cause et il ne pense pas couper son collègue dans cette initiative. Café ? » Bon pressentiment par rapport au café, d’ailleurs. Il sera meilleur que celui au poste.

La mine turquoise étire les racines et feuilles de la fleur sur le calepin. « Vous devez aussi nous dire ce qui a été déplacé et touché par votre assistant.e et vous, depuis votre arrivée. Tout ce qui peut fausser l’analyse de la scène de crime. Le sourire est toujours paisible. Le crayon cesse de dessiner et une véritable feuille de déposition est produite de la poche de son jeans, pliée et repliée telle une cocotte en papier. Qui a accès à ce bureau ? »

Tu es généralement le quota végétal du duo – ou du nombre d’officiers de police se déplaçant sur une scène de crime ou de vandalisme. Tu en as fait des dépositions – ou plutôt tes coéquipiers notaient et photographiaient ce qu’ils pouvaient pour les assurances et tu faisais le beau dans un coin, ajoutant parfois des remarques à propos de fraudes ou de réelles détresses. Tu finis par demander où sont les toilettes – qui voudra y verra l’idée que tu vas fouiller plus profondément dans le reste des bureaux, pour le bien être mental de la députée Klausmann, alors que tu vas surtout passer un long moment assis sur la cuvette des toilettes à écouter une personne dans une autre stalle se refaire l’intégrale de Peter Schiling. Tu finis par revenir, les mains encore mouillées de te les être lavées – quatre fois, tu as oublié à plusieurs reprises que tu l’avais fait aussi es tu retourné les frotter, les rendant à présent rouges et irritées. « Un café ? Il y en a dans une salle là-bas. » Tu indiques à Emile, ignorant superbement l’élue comme si tu n’étais là que pour répondre à ton coéquipier. Tu mets tes poings sur les hanches et tu fixes un très long moment un point sur le mur, puis tu lâches de but en blanc un : « C’est de la magie. » Tu t’essuies plusieurs fois les mains sur ton sweat et soupire lourdement et tu vas te coller à ton collègue pour observer ce qu’il a déjà écrit sur son carnet. « Pas Démocratie, ou démocratie, écris. »

Émile est très content de ne pas être celui qui peut entendre les pensées des gens et plus précisément celles de Mme Klausmann, qui le regarde avec ce qui est peut-être de la stupéfaction. Ou peut-être un peu de frustration, mais c’est bien normal, son bureau a été saccagé. Elle semble surtout convaincue que tout ceci n’est pas l’affaire de son équipe, vu son insistance à parler des photos prises, et du soin autour du recrutement, et yada yada.
Mmm, qu’il fait en réponse.

Le policier, obéissant, écrit ce que lui indique son partenaire, avec un petit soulignement du mot “magie” et une compréhension instinctive du D majuscule nécessaire à Démocratie, comme le parti politique. Piste de réflexion logique, considérant le métier et les allégeances de la personne lésée. Presque trop facile. « Nous allons avoir besoin des horaires de passage de toutes ces personnes », qu’ajoute Émile en regardant la députée, puis son assistant.e, sans trop savoir qui saura au mieux leur transmettre ces informations. Un autre signe de tête, un autre sourire pour s’assurer qu’il a bien été compris. La pièce attire une nouvelle fois son attention, dans une lente considération de ce qui a été renversé, déplacé, brisé, comme pour y chercher une méthode. Une méthode, un motif, quelque chose qui saute aux yeux sans le faire ― il a certainement littéralement le don pour voir ces choses, mais cette fois-ci, rien ne vient chatouiller son sixième sens.

Il lui faudrait Oskar, en fait : ce serait lui le plus à même de savoir s’il s’est vraiment passé quelque chose ici. Seulement, le collègue n’a pas vraiment l’occasion de bosser avec eux sur les scènes de crime. Du gâchis autant que de la prudence, vu sa santé fragile… et Émile en sait quelque chose. Mais vraiment, y’a un mec qui veut travailler et on l’en empêche : mais que fait la police, hein ?

Une brève expiration détend ses épaules et il se retourne vers les trois personnes réunies. « Je vais nous chercher des cafés, regard vers celui auquel il parle directement, i.e. son partenaire, et ensuite, nous pourrons parler sérieusement. Ça vous va ? » Il pose la question à Mme Klausmann, mais n’attend pas la réponse : Émile est déjà parti chercher les fameux cafés, le pas léger et le cœur ouvert à l’inconnu.

Les noms fusent généralement lorsqu'on a à faire à votre duo ; des duos assez iconiques pour leurs bêtises, des insultes, des surnoms rabaissant, tout un florilège qui pourrait atteindre ton estime de toi si jamais tu étais réellement marqué par l'opinion des autres. Klausmann était furieuse, persuadée qu'on essayait de lui mettre des bâtons dans les roues alors que Wolf avait envoyé la crème de sa chantilly pour son enquête – en réalité, votre implication dépendait de beaucoup de facteurs, mais la tienne était souvent dépendante de l'humeur en face et de l'envie d'altruisme qui décroissait avec l'antipathie que tu inspirais.

Te retrouvant seul avec la député, tu lui offres un sourire qui n'atteint rien, ni tes yeux, ni tout à fait tes joues, sans croiser son regard et l'air déjà ailleurs. Émile avait pris la main sur les opérations – comme d'habitude et malgré ton ancienneté tu le laissais généralement faire avec une bonhomie et une confiance qui te soulageait généralement d'un fardeau qui ne t'intéressait pas réellement. Ta tête dodeline sur son axe, capte d'autres pensées d'un employé qui passe, espérant capter des informations qu'il pourra disséminer à voix basse à certains collègues en leur faisant jurer que rien ne sortira de leur bureau tout en sachant pertinemment que tout sera propagé dans l'heure. « Vous allez souvent à l'Orangerie? » Finis-tu par demander, le regard obstinément posé sur un des tiroirs du bureau, enchaînant par un bâillement fatigué. « Vous vous couchez tard? »

Lorsqu’Émile revient, cafés en main, l’ambiance semble s’être un peu détendue entre son collègue et la députée. Le modus operandi d’Anatole, il le connaît sans jamais avoir eu besoin de demander sa nature exacte, ne l’a jamais remis en question, n’en veut pas à son ami de ne pas avoir d’empathie ou de sympathie pour ceux qui les accablent de noms d’oiseaux en se croyant bien à l’abri. Les deux gobelets sont présentés à son collègue, qui les goûte tous les deux et finit par lui en laisser un. Le manège soulève un sourcil sur le visage de l’assistant·e, mais pas de commentaire direct, même pas lorsqu’Émile se risque à sa propre première gorgée, pas le moins du monde troublé.
Comme pressenti, de l’excellent café.
C’est quasi rassurant de penser que les élu·e·s sont bien abreuvé·e·s. Un prétexte en moins pour prendre de mauvaises décisions et être de mauvaise humeur.

Les policiers, la députée et son assistant·e se dirigent vers les fauteuils de la pièce. L’un d’eux a été lacéré, probablement de coups de couteau, et sa mousse en jaillit en pagaille. Émile la tâte du bout de son crayon de couleur, en teste le rebondi. Le café est déposé sur le bureau, à côté d’un dossier vidé de tous ses papiers, et en équilibre précaire sur son calepin, s’attèle à véritablement prendre la déposition de Ms Klausmann.

La voix est toujours douce, le ton posé et malgré les lunettes étoile qui altèrent définitivement le sérieux de l’affaire, pendant quelques instants, il offre de quoi croire à la véracité de l’insigne qu’il porte : « J’ai besoin de votre témoignage, aussi exhaustif que possible. Vous l’avez probablement déjà dit à un de mes collègues, mais c’est nécessaire, au cas où de nouveaux détails vous reviennent en tête. » La mine aquamarine s’immobilise sur une première ligne. Anatole laisse le trio, va tourner près des classeurs, des fenêtres, le regard perdu dans le vague ; le second inspecteur ne le retient pas. « Racontez-moi… votre arrivée, ce matin. L’heure, si vous avez croisé quelqu’un, votre routine habituelle, si vous avez remarqué quelque chose d’étrange avant d’arriver à votre bureau. La main effectue un moulinet, alors qu’il ajoute quelques détails : Puis, si vous avez eu des rendez-vous, hier, et si l’un d’eux était avec des membres d’un autre parti, ou uniquement avec des membres de Nature et nous. Si vous avez reçu de la correspondance papier, ou électronique, hors du commun. » Tout peut être utile, dans la résolution de ce crime, et si Émile et Anatole ne sont définitivement pas les flics les plus dévoués de leur commissariat, il n’empêche qu’ils réussissent toujours à boucler leurs enquêtes.

Comment, plusieurs se le demandent, mais ça fait partie de la magie.