L’odeur de la sauce tomate aux herbes persiste dans la cuisine, malgré que les fenêtres soient ouvertes pour profiter des quelques souffles de vent d’un début de soirée d’été. Le contentement accompagne les tintements des assiettes qu’Alice lave dans l’évier, elle surveille du coin de l’œil Max perchée sur un mini tabouret qui attrape ce qu’elle dépose sur l’égouttoir pour essuyer. Un sourire persiste sur les lèvres de l’aînée. C’est la simplicité du moment. C’est l’enfant qui veut faire au plus vite et au mieux, pour impressionner, pour passer à autre chose. C’est son frère qui doit somnoler, quelque part plus loin, sur le canapé, qui a terminé la casserole alors qu’il y avait de quoi faire des restes pour le repas du lendemain soir, (Maman sera contente qu’elle a au moins pu préparer un tupperware pour Nat demain).

Le calme doux d’un moment famille ne vaut pas tant les moments trépidants qu’elle peut vivre dans ses rêves.

« -euxalerdouche? » Alice pense à Liesel. Elle lui a déjà préparé des pâtes à la bolognaise, se demande si elle pourrait essayer de lui faire un repas dans le même genre. Même si c’est vrai que ça tâche, l’eau est rouge et— « Lili ! » La brune relève, enfin baisse plutôt, le visage vers Max. Un ‘Mmh ?’ pour seule réponse. « Tu as fini avec l’eau, je peux aller à la douche ? » Un sourire, elle acquiesce. « Vas-y, je termine la vaisselle. » La gamine lui donne un coup dans la hanche, plutôt qu’elle ne lui fait un câlin, et part rapidement vers la salle de bain. Alice se presse de se laver les mains, vider l’eau, mais prend son temps pour terminer de tout essuyer et ranger. Elle essaie, de ne pas laisser son esprit retourner à une certaine blonde. Elle espère que Nat dort vraiment.

Après avoir fermé les volets de la cuisine, elle retrouve son frère au salon. Sa position n’en est pas une. Même le canapé doit le détester d'être maltraité de la sorte, quand à sa nuque et son dos… ((« Tu dors ? Nat ?! »)) Alice s’approche, arrive à poser une fesse sur un accoudoir, observe. « Nat— » Elle appelle, doucement.

Alice saisit la main tendue, un mince sourire sur les lèvres, et c’est honnêtement douloureux de voir Nat essayer de se redresser. ((« T’es lourd. »)) Physiquement, elle se fait moins mal au dos penchée sur sa pâte à pain qu’à essayer de relever son frère. Une vague de contentement réchauffe sa poitrine, au compliment, elle pense à leur mère, est vite ramenée sur terre d’un vilain sous-entendu. Les paupières battent l’air, sa tête dodeline oh juste un peu. « De quoi ? » Elle finit par demander, dans un souffle, comme si l’évidence ne commençait pas à s’imposer encore et que c’est de toutes ses forces qu’elle pense à autre chose ((l’aile de quoi, on a mangé végétarien, ça n’a pas de sens, voyons)) ? Son rythme cardiaque est bien agité pour une histoire de poulet, tout de même. Alice tire sur la main qu’elle tient toujours. « Allez viens, je te mets au lit. » Parce qu’il sera plus facile de déplacer Max que le grand dadet, une fois endormi(e). Elle a encore quelque temps devant elle, et pas vraiment envie de rentrer, et elle a promis à l’enfant de lui faire la lecture, et si ça peut endormir le grand en même temps…

Elle ne relève pas l’humour idiot (elle a appris à ne pas le faire, elle n’est pas la cible principale de la blague), espère seulement que son semblant de détournement d’attention a fonctionné. Elle n’est pas prête, à parler de Liesel. Alice tend l’oreille pour vérifier que Max a terminé au moins la douche, mais trafique on ne sait quoi dans la salle de bain. « Tu devrais pouvoir y aller, bientôt. » Les dents, le pipi, au lit. Et elle sourit un peu plus qu’il veut aussi son histoire du soir, lève les yeux au ciel, il suffit pour dire ‘évidemment’. Une inspiration marquée est prise à la proposition, de passer la nuit ici, elle sert la main en retour avant qu’ils ne se lâchent. Nat est droit ! La victoire lui vaut une pichenette. « T’es con. » Elle aurait pu dire ‘je t’aime’ tout pareil, et l’important c’est que ça la fasse rire quand même.

L’enfant sort enfin de la salle de bain, fraîche et pimpante, prête à conquérir le monde. Alice ne se souvient pas d’avoir eu autant d’énergie, à huit ans. « Tu t’es brossé les dents ? » Elle a le droit à un sourire exagéré et un peu édenté en retour, sourit avant de pointer un doigt autoritaire vers son frère. « Toi, va te laver les dents— » puis vers Max, « Toi, trouve-nous de quoi lire ce soir. » Et elle, mission pyjama aussi ! Tout le monde a une destination. Elle passe dans la chambre de Nat pour fouiller les quelques habits qu’il a, attrape un tee-shirt et un jogging pour se changer rapidement. Sa nièce la rejoint entre temps, s’enfonce déjà dans le lit en babillant on-ne-sait-quoi sur le bouquin qu’elle a choisit. Alice n’attend pas plus pour aller se caler contre les oreillers. « Et tu savais que—? »

Alice tend une oreille, entend encore du remue-ménage et la seconde s’attarde ; l’histoire s’arrête, Max écoute autant, mais Anatole n’appelle pas à l’aide alors elles reprennent leur lecture. Une sombre histoire de forêt pleine de fées invisibles, pour le moment, elle ne comprend pas qui est supposé être le personnage principal.

Nat débarque sans aucune douceur, Alice a le réflexe de relever le livre pour le sauver (de la bave du crapaud de son frère), elle fronce les sourcils devant sa nièce franchement écrasée mais la situation a l’air assez normale pour que personne ne dise rien. Alors elle sourit, cale le livre contre l’épaule de Nat, libère une main pour lui gratouiller le crâne et ne s’arrête que lorsqu’il faut tourner une page. L’histoire ne devient pas plus trépidante et l’héroïne est une petite fille capable de voir les fées, mais qui en a peur. Ce n’est pas suffisant pour impressionner celle à ses côtés qui s’endort sans broncher. Qualité de Dietrich, ça rajoute quelques pistes de réponses à la question qui se pose et dont elle n’aura sans doute jamais la solution.

Les yeux sont un peu fatigués lorsqu’ils observent Nat se relever, difficilement. « J’ai pas confiance en ton canapé. » Elle n’a pas énormément de critères de vie, très peu de standard, mais elle a quand même quelques limites. « Tu dors où ? » Elle a une Liesel à retrouver dans ses rêves et n’a pas spécialement envie de la partager avec son frère.

Parfois, elle ne sait pas si Nat a 32 ou 64 ans — son corps non plus, n’a pas l’air d’être au courant. Alice secoue vivement la tête, négativement, se fait un peu de vent au passage. ((« Non non non non non. »)) « Ton canapé est une atteinte à la dignité humaine. » Et elle pèse ses mots ?! Elle souffle, entre le rire et le contentement. Les couvertures sont repoussées doucement et elle se penche pour embrasser le front de Max avant de la laisser à son sommeil. Elle rattrape son frère d’un bras dans le dos, le laisse fermer la chambre comme ils en ont l’habitude (c’est toujours étrange de voir Nat avec des responsabilités, et en même temps il s’est occupé d’eux un long moment et ça fait sens).

La grimace revient devant le canapé et le bruit qui en sort. « Il faut qu’on te rachète un nouveau canapé. » Elle serait cruelle qu’elle le ferait remarquer à Maman, mais elle a bon coeur et pense au moins à convaincre Emile et Max de traîner au magasin de meubles du coin… S’il le faut, son jumeau d’anniversaire aura le droit de conduire. Alice trouve un coin où poser ses fesses, après avoir poussé les jambes de son frère. « Tu veux quoi, comme histoire ? » Elle demande, en gigotant pour sortir son téléphone d’une poche du jogging, prête à scroller dans la longue bibliothèque qu’elle possède sur son application de livres numériques. Y’a soit un jouet de Max, soit un ressort qui lui rentre dans le bas du dos. « T’as le droit de dormir dans ton lit, Nat — si tu promets de ne pas m’écrabouiller. » Elle tient à la vie (un peu), elle veut bien faire un effort (à lui prêter son lit à lui).